Acquise par le FRAC Poitou-Charentes à la Galerie Air de Paris en 2000, Anywhere out of the world est la première installation vidéo dans laquelle Ann Lee prend corps depuis sa création chez Kworks. Voici une description d’Ann Lee publiée sur la page web du FRAC Poitou-Charentes : « Ann Lee raconte (dans la langue internationale du business) non pas une histoire telle que l’on pourrait l’attendre d’un personnage de fiction mais son histoire en tant que produit destiné à faire vendre. Cette histoire critique (mais aussi tragique de la jeune fille dont l’enveloppe charnelle fait l’objet d’un commerce) met à jour et démonte l’ensemble des mécanismes économiques qui sous-tendent l’industrie de l’image (du cinéma aux jeux vidéo), matérialisés dans l’installation de l’artiste par le poster à l’effigie de la star (réalisé par les graphistes M / M), la moquette, le son Dolby Surround, comme autant d’éléments indispensables du marchandising promotionnel et de la mise en condition du consommateur de divertissements (pas uniquement) «culturels». Héroïne contemporaine virtuelle, en attente d’une biographie, d’un scénario ou d’une histoire, on retrouve Ann Lee dans la vidéo No ghost just a shell de Pierre Huyghe et dans Ann Lee in anzen zone de Dominique Gonzalez-Foerster. »
Dans la vidéo autoréflexive Anywhere out of the world, réalisée par Philippe Parreno en 2000, Ann Lee se présente quant à elle en anglais (ici traduit) : « Je m’appelle Ann Lee, vous pouvez l’épeler comme vous le souhaitez. Peu importe. Je suis née pour 46000 yens. 46000 yens, payés contre la conception d’un personnage de la société KWORKS. J’ai fini, comme d’autres, dans le catalogue destiné aux animes et personnages de bandes dessinées. Certains autres personnages avaient la possibilité d’être des héros. Ils avaient une longue description psychologique. Une histoire personnelle et de la matière pour produire une narration. Ils étaient vraiment chers et j’étais bon marché. J’ai été conçue pour me noyer dans n’importe quel genre d’histoire. Avec aucune chance de survivre à aucune d’entre elle. Je n’ai jamais été conçue pour survivre. C’est vrai. Tout ce que je dis est vrai. Certains noms ont été modifiés pour préserver les culpabilités. Je suis une propriété, une propriété destinée au marché. (…) Je n’oublierai jamais, je ne suis qu’un nom et une idée. Je m’appelle Ann Lee. (…) C’est comme ça que j’ai été créée et c’est comme ça que je suis maintenant. Ah oui, j’oubliais de vous dire, la voix que vous entendez n’est pas ma voix. Je n’ai pas de voix. Je suis un projet. Mais étrangement, je veux être une personne dotée d’une mémoire, capable de ressentir, et d’aller, par le biais de n’importe quel type de matériel, où que ce soit, hors du monde. Je suis un personnage imaginaire, je ne suis pas un fantôme, mais un coquillage (une coquille). »
En 2000, une première exposition du projet Ann Lee se déroule à l’Institut of Contemporary Art à Miami. Elle s’intitule No Ghost Just a Shell. Sur l’affiche, l’on peut voir le personnage à l’expression dépitée dessiné par Kworks. Le titre en lettres capitales noires sur blanc se termine par le logo de SHELL, la compagnie de carburant, en lieu et place du mot en toutes lettres. Inrerprétons brièvement cette affiche : en faisant le choix du logo d’une compagnie de carburant pétrolier, ladite affiche indique que l’ambition – qui se confirmera par la suite – de Pierre Huyghe et de Philippe Parreno, est de rattacher Ann Lee à notre monde économique. L’usage de ce logo de coquille Saint-Jacques jaune et rouge à la place du mot “Shell” nous permet par ailleurs de traduire le titre ainsi en français : Pas de fantôme, juste une coquille. Ensuite, en réutilisant l’image originale d’Ann Lee dans cette première exposition qui la déporte dans un nouvel espace qu’il convient d’appeler le champ de l’art, l’affiche met en exergue le transfert qui est à l’œuvre : soit le passage du dessin figé à l’image animée et incarnée dans l’exposition par les vidéos 3D auto-réflexives – nous pouvons appeler auto-réflexives les vidéos au sein desquelles Ann Lee se présente elle-même, telle celle que nous venons de le voir. Elle lutte ainsi contre le repli de la fiction dans le dispositif cadre qui la médiatise habituellement et intègre totalement son dispositif médiatique à son histoire immédiate.
Par le biais de la narratologie, nous pourrions désigner cet effet comme une anti-métalepse, soit une infraction au pacte fictionnel habituel qui fait ici émerger l’élément d’un récit interne (Ann Lee) dans le récit-cadre (l’exposition). Cette méthode a pour effet la métamorphose de Ann Lee-personnage, en Ann Lee-signe : c’est bien grâce à ce devenir-signe que Ann Lee peut accéder au réel, notamment par son appropriabilité par les différents artistes qui vont créer pour et avec elle des œuvres auto-réflexives. Officiellement, Ann Lee apparaît dans/est vingt-huit oeuvres, créées par dix-huit artistes différents. Ces artistes ont reçu de la part de Huyghe et de Parreno l’image de Ann Lee en 2D et un accès à un laboratoire de vidéo 3D. Avec l’autorisation de dupliquer Ann Lee sous des formes multiples. Dès lors, la condition existentielle de Ann Lee est celle d’une coquille virtuelle à habiter. Elle est condamnée à errer, faute de fil narratif, dans une zone mixte.